Rashomon de Akira Kurosawa (1950)
Résumé :
Lors d'un violent orage, trois personnes se réfugient sous les décombre de la porte de la Vie. En attendant que l'intempérie se calme, le bûcheron raconte à ses compagnons d'infortunes l'histoire d'un procès sordide qui remet en cause sa foi en l'être humain.
Plan d'ensemble. Une pluie torrentiel. Le vent violent balade les gouttes de pluie en formant de petits nuages de bruine. Les ruines d'un édifice glorieux abandonné par le temps et les hommes. La caméra se rapproche. Un plan sur une poutre effondrée, harcelée par la pluie battante. Puis deux personnages, le bûcheron et le moine, assis là où la grande porte en bois et en fer se tenait autrefois. Le regard vide, perdu, épuisé. Ils sont rejoint par un passant.
C'est ainsi que commence Rashomon le douzième long-métrage d'Akira Kurosawa. C'est dans ce décor presque apocalyptique et prenant la forme d'apostrophe dans la vie des personnage que le réalisateur nous livre une analyse intrigante sur la nature humain.
Histoire au coin du feu
Rashomon est un film complexe composé de plusieurs segments distincts. Il se base sur un récit raconté et rapporté par un personnage. Tout de suite, nous croyons le bûcheron. Dans cet écart de nos vie, nous spectateur regardant le film et eux, moine et passant, nous sommes intrigués par le bonhomme et voulons en savoir plus. Comme avec un ami qui nous raconte une anecdote incroyable au coin du feu lors d'une randonnée qui s'éternise. Kurosawa arrive à nous happer en quelques minutes grâce à cette prémisse simple mais diablement efficace.
Le bûcheron nous raconte alors l'histoire du procès auquel il a assisté. L'agression d'un brigand envers un samouraï et son épouse. Le film nous présente alors la succession des témoignages des trois partis mis en jeu. On nous présente le témoignage du bandit, de l'épouse et pour finir du samouraï assassiné par le biais d'une médium traditionnel le faisant parler de l'au-delà. (à noter que l'appareil judiciaire n'est jamais visible à l'écran, cela sera important plus tard).
Ce procédé narratif réapparaitra dans l'histoire du cinéma comme récemment avec le Dernier Duel de Ridley Scott (2021)
Le brigand
La première séquence du procès s’ouvre sur le témoignage du bandit, personnage extravagant, tout en impulsivité et en fanfaronnade. Il semble fier et déjà résigné à sa condamnation. Comme une diva, il s’accapare le rôle principal de l'histoire en confessant directement le meurtre. En outre, il ne l'avoue pas avec regret mais en le magnifiant en duel héroïque, quasi mythologique, avec le mari de la femme qu’il venait de ravir. Il se met en scène avec panache, libère son adversaire, qu’il avait d’abord ligoté à un arbre, pour l’affronter à armes égales, comme dans une tragédie grec où l’enjeu n’est rien de moins que l’amour d’une femme sublime. Malgré la teneur épique de ses propos, le combat est résolument réaliste ce qui rend son témoignage assez grotesque.
Dans son histoire, l'épouse devient l’instigatrice du duel, exigeant ce combat à mort, car, dit-il, le déshonneur lui interdisait de vivre auprès de l’un tant que l’autre survivait. L'absurdité de l'histoire atteint son paroxysme alors que le samouraï est défait. Le brigand se rend compte que l'épouse a mystérieusement disparu et s'en va dans une indifférence soudaine. Il détourne son regard d’elle pour se concentrer sur le butin : le cheval et le sabre, trophées qu’il ira monnayer, fidèle à sa nature de brigand.
Comble du théâtre de l'absurde, on retrouve finalement le brigand, affaibli, découvert au pied de sa monture. Il affirme que sa fatigue n'a aucun lien avec le combat. Il serait victime d’une eau souillée bue la veille. Cette version, il le sait, ne lui vaudra aucune indulgence devant le tribunal, mais il la livre avec l’assurance de celui qui cherche, par-delà la sentence, à entrer dans la légende. Sa posture, ses gestes, tout trahit ce désir d’inscrire son nom dans la mémoire collective, de devenir, à l’écran et dans les mémoires, une figure de gloire tragique.
L'Epouse
On s’attarde maintenant sur le récit de l’épouse. Sa version du drame se déploie dans une lumière tamisée, presque irréelle, soulignant la fragilité et la dignité de cette femme meurtrie. Elle raconte, la voix tremblante mais résolue, comment on lui a imposé un choix impossible entre deux hommes – le samouraï et le bandit – choix qu’elle refuse affirmant que ce n’est pas à une femme, surtout dans sa faiblesse supposée, de trancher un tel dilemme.
Lors d'un moment d'inadvertance du brigand, elle libère son mari, encore entravé. Mais loin de la gratitude espérée, elle ne reçoit qu’un regard de mépris, glacial, qui la transperce comme une lame. Une image de poignard, elle s'approche encore de lui puis, plus rien. Un vide, le noir, le silence.
Lorsqu’elle revient à elle, le drame a déjà eu lieu. Son mari gît, transpercé, victime d’un coup fatal dont elle ne se souvient pas, comme si le destin lui-même avait guidé sa main. Ainsi, l’épouse se présente, non comme une coupable, mais comme une femme noble, respectueuse, emportée malgré elle dans des circonstances tragiques qui la dépasse. Son argumentaire : au mauvais endroit au mauvais moment. Victime et témoin amnésique d'un sort implacable.
Le samouraï
Le récit du samouraï est particulier. Il est mort. Le film rentre dans un dimension mystérieuse et ésotérique où un médium invoque son esprit pour témoigner de son propre meurtre. Par le truchement du rituel, c’est l’âme du samouraï qui prend la parole, et le récit s’anime d’une solennité presque sacrée.
L’image se fait plus sombre, le temps semble suspendu, le film rentre dans un genre presque fantastique qui dénote des récits précédents.
Le samouraï décrit l’embuscade, la lutte contre le bandit, puis sa mort. Mais le véritable coup de théâtre survient lorsque la trahison éclate – non pas sous la lame de l’ennemi, mais dans le regard de son épouse, qui, dans un geste glaçant, supplie le brigand d’achever son mari. Le bandit refuse, relâche sa proie, et s’éloigne, laissant derrière lui un homme brisé.
Dans un dernier acte de fidélité à son code, il s’empare du poignard de son épouse – symbole ultime de la trahison et de la dignité retrouvée – et accomplit le seppuku. Ainsi se conclut la version du samouraï : une fin résolument honorable en contradiction avec le point de vue tragique de l'épouse et le point de vue héroïque du brigand.
La question se pose alors, est-ce un témoignage du médium, vaisseau de la parole de la victime ou de la victime elle-même ? Est-ce que sa mémoire est restée intact par rapport à son décès. ?
Tout le monde ment
Alors ? Qu'est ce qu'il s'est passé dans cette clairière cette après-midi là ?
Kurosawa nous livre alors un très jolie twist, prévisible aujourd'hui mais qui a dû faire son petit effet à sa sorti. Le moine suggère innocemment, par sagesse et croyance, que les âmes des morts, invoquées par un médium, ne peuvent pas mentir. Le bûcheron objecte : selon lui, le samouraï n’a pas succombé sous le coup d'un poignard, mais bien sous le tranchant d’un sabre.
Une tension presque jubilatoire s'installe. On capte les regards soupçonneux de ses compagnons avec plusieurs gros plans. Cela paraît évidement maintenant. Comment le bûcheron pourrait-il connaître ce détail, s’il n’avait pas, lui aussi, assisté à la scène ? Pris au piège de son propre récit, le bûcheron finit par avouer : il a menti devant le tribunal, par crainte des conséquences. La vérité, enfin, se dévoile à travers son regard.
Flashback. Le brigand, victorieux, ligote le samouraï à un arbre, viole la femme, puis, poussé par l’insistance de cette dernière, libère son rival pour un second affrontement. Mais le duel tant attendu tourne au slapstick. Maladresse, hésitations, peur, sueur, fatigue, essoufflement. Le combat dépasse l'hyper-réalisme du combat décrit part le brigand. Kurosawa nous présente lance son sabre comme une hachette et tue le samouraï à distance, dans un geste désespéré.
Profitant de la confusion, le bûcheron vole le poignard. Ce détail, passé sous silence lors de son témoignage officiel, éclaire d’un jour nouveau son implication et ses motivations. La caméra s’éloigne de la scène comme au début du film, appuyant sur la lâcheté et l’opportunisme de son narrateur. Une fois cette révélation établie, que pouvons nous dire de plus ? Le "mystère" (si cette affaire peut-être considérée comme un mystère) est résolu, nous spectateur et les personnages savent la vérité.
Traçons maintenant un parallèle anachronique. Le passant a une réaction qui fait écho à la série HOUSE MD.
"TOUT LE MONDE MENT"
Dans cette série, nous suivons un diagnosticien urgentiste américain joué par Hugh Laurie. Très rapidement et à plusieurs reprises, Dr House répète cette phrase : Tout le monde ment.
Effectivement, dans cette histoire comme dans la vie réelle, tout le monde ment. Mensonge mineur du quotidien et sans importance comme la réponse automatique "ça va !" à la question "comment vas-tu ?" Mensonge par omission, par pudeur, par peur, par intérêt personnel, par tromperie, par lâcheté. Je suis convaincu comme le passant de Rashomon que tout le monde ment. La puissance de cette histoire réside dans les justifications de ce mensonge. Gloire, lâcheté, honneur, appât du gain et intérêt personnel. Nous avons tous des réponds de mentir, tout le temps, pour des raisons qui ne tiennent qu'à notre propre expérience de la réalité. La vérité ne s'obtient qu'avec le dialogue et la confrontation des diverses réalités qui constituent notre monde.
C'est quoi ce bébé ?
Lors de leur discussion finale, un élément perturbateur vient déranger les trois personnages. Les pleurs d'un bébé.
On suit le mouvement précipité des trois hommes qui découvrent, un nourrisson abandonné, enveloppé de langes et d’un kimono de soie. Le moine s’avance et prend l’enfant dans ses bras, tentant de l’apaiser. Mais la scène bascule : le passant s’empare du kimono de soie et s’enfui à travers le déluge sous les hurlements scandalisés de ses compagnons. Le moine en profite pour retourner la situation contre le bûcheron et lui rappelle son vol de poignard. Qu'est ce qui différencie ces deux vols finalement ? Pas grand chose.
Finalement le bûcheron se tourne vers le moine et lui demande l’enfant. Le moine, sur la défensive, croit d’abord qu’il veut s’approprier les langes. Le bûcheron se justifie : déjà père de famille nombreuse et touché par l’innocence du bébé, décide de l’adopter. On s’attarde sur le visage du moine, bouleversé, qui remercie le bûcheron.
La pluie a cessé. Le bûcheron s’éloigne, l’enfant blotti contre lui. La ruine sous la pluie laisse place à un paysage ensoleillé.
Alors c'est quoi ce bébé ?
Pour moi le film démontre la noirceur que l'humanité peut avoir envers elle même. Les mensonges traduisent des sentiments égoïstes qui blessent nos semblables, la vérité et la justice. Dans un monde comme celui là, le chaos ne semble pas être si lointain. Alors pour moi ce bébé c'est ça : une rédemption est possible, une bonté existe quelque part dans certains contextes. Au fond du cœur des hommes, un amour véritable pour son semblable existe et malgré toutes nos tares, l'avenir sera peut-être radieux au bout du chemin. Laissons les affres du passé au passé comme cette ruine.
L'effet Rashomon
Comment définir l'effet Rashomon sans vous copier-coller la page Wikipédia ? On va essayer de voir cela sous le prisme du cinéma.
Souvenez-vous ? J'ai évoqué plus haut que le système judiciaire est présent dans le film mais ces acteurs ne sont pas visibles à l'écran. Pas de juge, de conseil, de jurés etc... Je pense qu'il a une raison à cela. Kurosawa a voulu faire un film sur le mensonge de l'être humain. La recherche de la vérité et de ce qui s'est vraiment passé dans cette histoire de meurtre est secondaire. Ce qui intéresse ici est la dissimulation de la vérité pour x raisons. Alors pourquoi l'effet Rashomon est défini comme la pluralité des interprétations d'une situation donnée ? Il s'agit peut-être d'un contre-sens de ma part mais est ce que l'on peut parler de témoignage pluriel dans cette affaire. Factuellement oui. La justice reçoit quatre témoignages différents. En outre, les personnages n'interprètent pas involontairement les évènements. Ils choisissent d'altérer leur récit pour coller à une idée de mérite, d'honneur etc...
Pour finir, je ne critique pas l'effet Rashomon pour ce qu'il est. Il me semble envisageable que dans des contextes sociaux, politiques et même historique, un effet de ce genre est à l'œuvre involontairement. J'ai juste l'impression que Robert Anderson et son professeur Nur Yulman ont vu un parallèle intéressant à tracer entre un effet anthropologique et la critique de la nature humaine que nous expose Kurosawa.